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(Blogmensgo, 25 novembre 2009) Quel écrivain exclusivement gay était fou amoureux de sa femme ? André Gide, bien sûr, dont le Journal fourmille d’anecdotes sur la question. Soixante années d’une vie sur mille cinq cents pages, voire mille huit cents pages si l’on y ajoute les opuscules autobiographiques Et nunc manet in te (où l’auteur évoque sa femme) et Ainsi soit-il (ultime texte de Gide).
Le Journal d’André Gide évoque plusieurs fois l’homosexualité, d’une manière indirecte (vue à travers son œuvre en général, son apologétique Corydon en particulier) ou directe. On trouvera ci-dessous les principales réflexions relatives à l’homosexualité consignées par Gide dans un journal qui s’étend sur six décennies.
(Les extraits publiés dans le Journal sont référencés par date, les autres par le nom de l’œuvre.)
« J’ai passé tout un temps de jeunesse à tâcher de prouver aux autres des émotions que j’aurais peut-être eues, si cet effort pour les prouver ne les eût pas toutes tuées. » (3 juin 1893)
« Je voudrais qu’il ne fût jamais permis de se prononcer sur les questions sexuelles, qu’à ceux qui ont eu l’occasion d’élever et de surveiller des animaux. Peut-être enfin consentiraient-ils à comprendre que ne sont pas moins naturelles que d’autres, bien des difficultés, des déviations, des irrégularités qu’ils s’obstinent à considérer comme “contre nature” et anormales. » (5 octobre 1914)
« J’appelle pédéraste celui qui, comme le mot l’indique, s’éprend des jeunes garçons. J’appelle sodomite (“On dit sodomite, Monsieur”, répondait Verlaine au juge qui lui demandait s’il était vrai qu’il fût sodomiste) celui dont le désir s’adresse aux hommes faits.
« J’appelle inverti celui qui, dans la comédie de l’amour, assume le rôle d’une femme et désire être possédé.
« Ces trois sortes d’homosexuels ne sont point toujours nettement tranchées ; il y a des glissements possibles de l’une à l’autre ; mais le plus souvent, la différence entre eux est telle qu’ils éprouvent un profond dégoût les uns pour les autres ; dégoût accompagné d’une réprobation qui ne le cède parfois en rien à celle que vous (hétérosexuels) manifestez âprement pour les trois.
« Les pédérastes, dont je suis (pourquoi ne puis-je dire cela tout simplement, sans qu’aussitôt vous prétendiez voir, dans mon aveu, forfanterie ?), sont beaucoup rares, les sodomites beaucoup plus nombreux, que je ne pouvais croire d’abord. J’en parle d’après les confidences que j’ai reçues, et veux bien croire qu’en un autre temps et dans un autre pays il n’en eût pas été de même. Quant aux invertis, que j’ai fort peu fréquentés, il m’a toujours paru qu’eux seuls méritaient ce reproche de déformation morale ou intellectuelle et tombaient sous le coup de certaines accusations que l’on adresse communément à tous les homosexuels.
« J’ajoute ceci, qui pourra paraître spécieux, mais que je crois parfaitement exact : c’est que nombre d’hétérosexuels, soit par timidité, soit par demi-impuissance, se comportent en face de l’autre sexe comme des femmes et, dans une conjugaison en apparence “normale”, jouent le rôle de véritables invertis. L’on serait tenté de les appeler des Lesbiens. Oserai-je dire que je les crois très nombreux ? » (Feuillets II, entre 1918 et 1919)
« De nos jours, où pourtant le risque d’un discrédit moral est moins grand qu’il n’était naguère et la sanction moins rigoureuse, les feintes et les camouflages en littérature sont nombreux, je le sais. Je me dis qu’on a toujours menti, lorsque les mœurs ont contraint de mentir, et, rien ne m’autorisant à croire Sodome plus peuplée aujourd’hui qu’hier, je deviens quelque peu soupçonneux à l’endroit de certains de nos anciens auteurs. » (8 décembre 1929)
« Comme il [Roger Martin du Gard] nous interroge hier sur les nouvelles lois de l’URSS concernant l’homosexualité, la conversation se prolonge sur ce sujet. Nous discutons le bien-fondé de cette loi. Protège-t-elle vraiment la famille, comme elle prétend le faire ? Je soutiens qu’un hétérosexuel coureur et débauché peut amener plus de trouble dans les ménages que ne ferait un pédéraste. [Pierre] Herbart fait judicieusement observer que les époques où la pédérastie a été le plus admise ne semblent nullement avoir été des époques de “dénatalité”.
« Je soutiens que celui qui considère la femme exclusivement comme un instrument de plaisir et ne voit en elle que l’amante possible, se soucie fort peu de l’engrosser ; et comme je risque ceci (qui n’est peut-être pas si paradoxal qu’il peut paraître d’abord) : que l’homosexuel marié trouve son compte dans l’occupation de sa femme par la grossesse…, Roger, avec un grand rire, s’écrie que : « il n’y en a certainement pas un sur mille qui pense jamais à cela. »
« (Le curieux – mais cette réflexion ne me vient qu’ensuite – c’est que pas un instant nous n’envisageons la question du lesbianisme, qui, pourtant, risque de détourner la femme de la maternité bien autrement que ne le fait l’homosexualité d’un mari.) » (2 octobre 1936)
« Il est aisé, pour un pédéraste, de passer pour chaste aux yeux d’un hétérosexuel. Par contre, le vrai chaste est aisément soupçonné par l’homosexuel de n’être lui-même qu’un homosexuel qui se défend de l’être et se résiste, ou qui s’ignore. Ces soupçons, il faut bien le dire, sont assez souvent fondés. » (12 mars 1938)
« Le grand nombre des confidences que j’ai été appelé à recevoir m’a persuadé que la diversité des cas d’homosexualité est plus grande, et de beaucoup, que celle des cas d’hétérosexualité. Il y a plus : l’irrépressible dégoût que peut éprouver un homosexuel pour un autre dont les appétits ne sont pas les mêmes est chose dont l’hétérosexuel ne peut se rendre compte : il les fourre tous dans le même sac pour les jeter par-dessus bord en bloc, ce qui est évidemment beaucoup plus expédient. » (Ainsi soit-il)
Avis aux amateurs : On trouve facilement et en abondance, d’occasion et souvent à vil prix, les deux volumes que La Pléiade (Gallimard) consacre au Journal d’André Gide. Pour ce faire, mieux vaut attendre que les prix redeviennent normaux, après les fêtes de fin d’année. Ces deux volumes, achetés d’occasion sur eBay, m’auront coûté à peine 30 euros en tout.
Philca / MensGo
[Notre du modérateur. Le commentaire ci-dessous n’a pas de lien direct avec l’article auquel il se rapporte. Je l’ai toutefois approuvé eu égard à l’intérêt de sa contribution, au sérieux et à la notoriété de son auteur, mais aussi au fait qu’il était difficile de le transformer en article à part entière.]
Jacques d’Adelswärd-Fersen, Messes Noires. Lord Lyllian (1905)
éditions QuestionDeGenre/GKC
[Le site web (www.gaykitschcamp.com) n’existe plus, ndlr]
Le succès de Jacques d’Adelswärd-Fersen (1880-1923) ne se dément pas. Les éditions originales ou anciennes de ses livres se vendent aujourd’hui à des prix remarquables. Je lui ai consacré en 1991 un dossier, enrichi en 1993, qui permet de com prendre dans quel contexte polémique son œuvre s’est développée. On doit à Mirande Lucien d’avoir donné une image assez exacte d’Akademos, revue que Fersen a fondée en 1909 et soutenue toute l’année et qui peut à juste titre être considérée comme la première revue homosexuelle française. Jean-Claude Féray a attiré notre attention sur son œuvre littéraire aux éditions Quintes-feuilles. Alors qu’il vient de publier Jeunesse (1907), je suis heureux d’avoir enfin pu mettre la dernière main à cette réédition de Lord Lyllian (1905).
Lord Lyllian est un roman à clefs où se rencontrent les sommités homosexuelles de la fin du xixe : Oscar Wilde, Lord Alfred Douglas, John Gray, Jean Lorrain, Joséphin Péladan, Achille Essebac, Robert de Montesquiou, Friedrich Krupp — et Fersen lui-même — ainsi que leurs égéries les actrices Ellen Terry et Sarah Bernhard. Les amateurs de ces personnages devenus de véritables icônes se réjouiront de la manière dont Adelswärd-Fersen les met en scène avec des dialogues très camp que Wilde n’aurait pas reniés et dans des poses mélodramatiques à souhait. J’espère que, comme moi, vous tomberez amoureux de Lord Lyllian, dans une nouvelle édition portée par d’éminents spécialistes respectivement de la littérature homosexuelle et de la littérature décadente, Jean-Claude Féray et Jean de Palacio.
Patrick Cardon
17 € ISBN 978-2-908050-68-4