(Blogmensgo, 17 février 2010) Puisque l’on parle beaucoup de transidentité ces temps-ci, voici quelques notes au sujet d’un roman d’Emmanuelle Pagano intitulé Les adolescents troglodytes ; le livre date de 2007, mais il se trouve que je l’ai lu il y a quelques jours.
C’est l’histoire d’une femme née dans un corps d’homme.
Un roman sans barnum ni esbroufe, sensible mais dénué de sensiblerie, sans rhétorique ni voyeurisme, pudique sans angélisme. Un roman, un vrai ; un roman de littérature, pas un roman à programme, et encore moins un machin didactique ou démonstratif. Un roman interdit au lectorat mononeuronal, puisqu’il faut bien comprendre que la narratrice dit il en parlant de son identité d’avant et elle en évoquant l’identité actuelle qui est la sienne.
Un roman magnifique. Émouvant. Fort bien écrit, même si c’est au plus près de la plume. Astucieusement construit et parfaitement maîtrisé…
Donc, c’est l’histoire d’Adèle, « chauffeuse » de ramassage scolaire. Adèle qui n’a pas toujours été Adèle. Femme par opération et mère par procuration, grâce aux gamins qu’elle achemine par tout temps.
L’auteure donne aux massifs montagneux omniprésents une dimension métaphorique, celle du changement physique d’Adèle et psychique de son frère. L’une s’est dépouillée de son enveloppe originelle, l’autre fait métier d’envelopper la montagne en restaurant ses contreforts. Mais ces deux actes apparemment antagonistes procèdent d’une même logique : une catharsis qui consiste à faire muer l’existant en respectant les saisons de la météo ou du désir. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le thème de l’accouchement – et de la fausse-couche – est omniprésent dans le livre.
Quatre extraits permettront de se faire une idée plus précise. Les pages renvoient à l’édition originale référencée ci-dessous.
« Se faire draguer, je trouve cette expression insupportable. Je me vois explorée jusqu’au fond, une perche pénétrante dans mes eaux, sondée jusqu’au cadavre. » (p. 37-38)
« [Mon frère] voulait me ranger dans une case un peu plus convenable pour lui. Dans certaines lettres il essayait de me faire avouer que j’étais un homosexuel refoulé, impossible pour lui de séparer identité et sexualité. Quand il écrivait ça, tu es un homo, je me voyais coucher avec une fille, ça me laissait perplexe. Je comprenais alors qu’il était complètement à côté, puisqu’il me voyait garçon couchant avec un garçon, quand j’avais déjà de si beaux seins, et le geste qui va avec. » (p. 117)
« J’essayais de me persuader que c’était impossible, que je n’avais pas d’utérus, pas d’ovaires, pas de trompes, et pourtant je sentais une poignée de chair se froisser en moi au-dessus du vagin, avec une régularité qui me paraissait à la fois implacable et démesurée.
J’avais mal à cet endroit impensable. J’avais mal à ce que je n’avais pas. Je saignais aussi, j’avais cette connaissance du sang. Je saignais sans une goutte. » (p. 138)
« Je sais que le temps passera sur les racontars, les blessures. Les ragots deviendront ce qu’ils auront cru cracher, une certaine vérité, la mienne. J’étais un garçon d’ici, et je ne suis jamais devenu un homme. J’étais un garçon, et je suis devenue une femme d’ici. Je sais que le plateau [montagneux] est assez grand pour que les bouches se fatiguent. » (p. 210)
Emmanuelle Pagano m’a fait pleurer – du nez, puisque mes yeux n’ont pas assez de larmes pour le faire spontanément.
Les adolescents troglodytes, d’Emmanuelle Pagano. POL, 2007, 218 pages.
Philca / MensGo