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(Blogmensgo, blog gay du 14 mars 2019) L’un arpente les scènes de théâtre depuis une quinzaine d’années ; l’autre écrit pendant qu’il étudie la dramaturgie à Yale. L’un s’exprime – sans aucun accent – dans une langue, le français, dans laquelle il n’a prononcé son premier mot qu’à l’adolescence et inverse la perspective en traduisant aussi des œuvres non pas du français vers son persan natal, mais du persan vers le français ; l’autre fait monter sa dernière pièce de théâtre alors qu’il n’a pas encore fini ses études, et choisit d’emblée une inversion de perspective où le Noir gay s’approprie le Blanc gay (ou hétéro). Gurshad Shaheman et Jeremy O. Harris composent chacun une œuvre dramaturgique où l’homosexualité n’est ni un prétexte ni une fin en soi, mais le jalon d’un parcours singulier, accompli parfois au rebours de soi-même et restitué d’une manière intelligente, à tout le moins originale.
Pourama Pourama, de Gurshad Shaheman, est une œuvre qui emboîte trois pièces de théâtre plus ou moins distinctes, à tout le moins écrites sur trois ans. Évoquant le père de l’auteur et la vie en Iran, Touch Me mobilise le sens du toucher. Évoquant la mère de l’auteur et l’exil vers la France, Taste Me fait appel au goût. Le troisième tableau, Trade Me, relate une vie en France où les relations homosexuelles tarifées font appel aux sens du goût et du toucher.
Ci-dessous, Gurshad Shaheman présente le concept et la démarche de Pourama Pourama (si la vidéo ne marche pas, on peut aussi la consulter ici).
Le titre Pourama Pourama fait référence à une chanson de Patricia Kaas. On n’en dira pas plus, sinon que la chanson passait à la radio en 1990, quand le jeune Gurshad est arrivé en France sans en connaître la langue ni les artistes de variétés. Mais l’anecdote qu’il raconte en expliquant l’origine du titre est assez savoureuse.
J’ai assisté à la représentation donnée au nouveau théâtre de Montreuil, le 8 mars 2019. Le triptyque devait durer 4 h 30 selon les organisateurs, il a duré 5 h 10 selon mon smartphone. Et l’on ne s’y est pas du tout ennuyé.
Pas moins de trois scénographies et trois lieux différents : public assis ou allongé sur des coussins dans une salle du théâtre, puis migration vers un bâtiment annexe distant de 150 m à vol d’oiseau pour y dîner sur des chaises, puis retour au théâtre principal dans une troisième salle où le public entoure un espace carré rendu translucide par des voilages. Dans les deux premières parties, on n’entend que la voix de Gurshad et dans la troisième il est (presque) seul en scène, micro accroché à l’oreille, pendant plus d’une heure et demie.
Ci-dessous, la bande-annonce de Touch Me, première partie du triptyque Pourama Pourama.
Comme le suggère l’image, l’acteur-performeur prend un risque incroyable : si personne ne vient le toucher avant l’expiration des 59 secondes, alors la première partie du spectacle s’arrête.
Pendant la deuxième partie, Gurshad fait lui-même la cuisine et le service, en robe lamée or et talons aiguille, tandis que la bande sonore entremêle sa voix et des chansons de 1990.
Pour la dernière partie, Gurshad est dans sa thébaïde entourée de voilages, tantôt seul et tantôt en compagnie de personnes tirées au sort parmi le public.
C’est dans la deuxième partie qu’il narre ses premiers émois – et ébats – homosexuels. La troisième partie se consacre d’une manière plus longue, plus précise, plus intense et plus crue à la sexualité, celle d’un jeune homme de 22 ans, d’origine iranienne, qui fait commerce de son corps au tarif unique de 80 francs de l’époque (environ 12 euros), que l’entrevue dure deux minutes ou quelle s’étende sur toute une journée.
On trahirait la pièce de théâtre et son auteur en limitant l’évocation à un résumé factuel. Dès les premières minutes, sa voix off captive le public plus encore que sa prestation scénique (l’entame du spectacle consistant à offrir au public une vodka au sirop de fruits rouges). Dès les premières minutes et jusqu’aux derniers mots du spectacle, l’on est séduit par un phrasé unique, des propos mémorables, une qualité d’écriture mesmérisante. On comprend alors, fût-ce rétrospectivement, que Gurshad Shaheman est certes un acteur, mais aussi un performeur, un auteur, un metteur en scène, et un « passeur » de haute volée. L’apparente simplicité de son écriture masque – j’emploie ce mot à dessein, on comprend pourquoi dans la première partie du spectacle – une véritable perfection formelle.
Voici une brève bande-annonce de Pourama Pourama, avec son et sous-titrage en français.
Cinq heures après le début du spectacle, Gurshad a quitté la scène. Le public, peu rompu à ce genre de performance, se demandait si la pièce était finie. Je m’enorgueillis d’avoir été le premier à applaudir. Le reste du public a vite fait de même. Chaleureusement. Et dès le lendemain, les autres dates à Montreuil affichaient complet, le tarif dérisoire (de 16 € à 31 €, repas inclus) n’y étant peut-être pas étranger.
À noter. Quelques veinards qui résident ou se rendent dans le département du Nord pourront assister au spectacle Pourama Pourama, de Gurshad Shaheman, les 3 et 4 avril 2019 au théâtre du Manège, à Maubeuge (tu peux cliquer librement sur le lien, on ne touche pas un centime d’affiliation). Au prix incroyable de 10 €, repas compris.
(Précisons que le repas, faute de temps, n’inclut aucun dessert et qu’il est préférable de se munir d’une barre chocolatée ou de tout autre coupe-faim facile à extirper de sa poche avant de sortir de table.)
Pourama Pourama existe aussi sous la forme d’un livre (144 pages, 15 €) publié chez Les Solitaires intempestifs – dommage que le sous-titre du livre révèle l’origine anecdotique du titre.
Les magazines anglophones multiplient les papiers sur Jeremy O.Harris. C’est cet article, paru la semaine dernière dans The Economist, qui m’a fait découvrir cet auteur. Un jeune homme de 29 ans qui n’a pas encore son diplôme de fin d’études (il étudie la dramaturgie à Yale) mais dont la bibliographie compte déjà quatre pièces de théâtre et quatre autres pièces plus courtes. Aucune des huit pièces n’a semble-t-il été publiée.
Ci-dessous, Jeremy O. Harris explique pourquoi et comment il est devenu dramaturge. Image et son (anglais avec sous-titrage en anglais) de qualité somptueuse, le tournage étant cosigné par Gucci…
Et pour lire Water Sports; or Insignificant White Boys il faudra attendre juin fin août (États-Unis) ou juillet début octobre 2019 (Europe). Cette pièce imagine une rencontre entre l’écrivain James Baldwin et le photographe Robert Mapplethorpe. Évidemment que je l’ai précommandée.
Le pitch de la pièce (le 5 juillet 2015, James Baldwin et Robert Mapplethorpe ont prévu de prendre un brunch ensemble) suggère plusieurs des thèmes et obsessions que Harris détaille dans un passionnant essai intitulé « Decolonizing My Desire ». On découvre dans cet essai comment un jeune homme gay et noir a grandi et étudié dans un univers blanc et hétéronormé. Jeremy O. Harris révèle dans ce texte les fondements de sa thématique obsessionnelle : le corps et le regard (de soi-même et d’autrui, sur soi-même et sur autrui), le sexe, la couleur de peau, la race, la culture.
On découvre ainsi des thèmes et une phraséologie qui me font aussitôt penser à un autre écrivain noir et gay, Jarrett Neal, dont on avait parlé ici. Les deux hommes sont obsédés par la question raciale, par les comportements, les conditionnements et les préjugés qu’elle implique. Tous deux ont évoqué l’industrie pornographie, Harris dans Xander Xyst, Dragon: 1 et Neal dans What Color Is Your Hoodie? Essays on Black Gay Identity. Les deux auteurs adoptent volontiers un angle à la fois autofictionnel et sociologique. La différence tient à la fascination de Harris pour les Blancs (leur corps et aussi leur culture dont il s’est imprégné), qui l’a mené vers une opération de désintoxication physique et idéologique qu’il désigne à dessein par le mot décolonisation.
Le dramaturge américain a pour actualité immédiate sa pièce Daddy, que des gens auront accepté de produire malgré la jeunesse et le manque de notoriété de son auteur, malgré des scènes de nudité, malgré des dessins à caractère sexuel, et malgré la présence sur le plateau d’une vraie piscine, dont l’installation aurait coûté 100.000 dollars à elle seule, selon The Economist. Le public peut voir la pièce depuis février, mais la première de Daddy a eu lieu officiellement le 5 mars 2019.
L’histoire est conforme aux thèmes évoqués plus haut : la rencontre de deux hommes, deux corps, deux regards – l’un jeune artiste noir, l’autre vieux collectionneur blanc.
Jeremy O. Harris est aussi l’auteur, entre autres, de la pièce Slave Play, qui donne lieu aux deux longues et passionnantes interviews que voici. La première, avec Brittany Jones-Cooper…
… et la seconde, avec Saeed Jones, où il explique aussi ses techniques de mise en scène…
Gurshad Shaheman et Jeremy O. Harris évoquent tous deux la manière dont la société considère certaines populations minoritaires et le regard que telle personne ou telle population porte sur telle autre personne ou telle autre population. Les deux auteurs le font d’une manière plus ou moins explicite lorsqu’il s’agit de raconter l’orientation sexuelle et la manière de la vivre. Tous deux s’adressent à un public dont une majorité n’est ni spécialement jeune, ni gay, ni physiquement typée, ni vraiment marginale (c’est-à-dire en marge de la pensée dominante).
Mais quand Gurshad préfère laisser le public se faire par lui-même une opinion sur l’attitude de la société à l’égard des étrangers, des homos, des dissidents, etc., Jeremy adopte une posture nettement plus frontale où les mots (dé)colonisation et esclavage ne sont jamais bien loin.
Bref, voilà deux auteurs qui ont déclenché en moi un sentiment d’urgence. Urgence à découvrir leurs parcours et leurs œuvres respectives.
Philca / MensGo